20 décembre 2006

Bienvenue dans la steppe fantome

Extrait de mon carnet,a Moynaq date du 16.12.2006:

"Il existe un pays ou l'eau est jaune fluo,la terre rouge ou verte.la duree de gestation des bebes humains est de huit mois environ et il y a un port au milieu du desert.

Ce pays existe vraiment, c'est le Karakalpakistan.


S'il existe effectivement, il se pourrait cependant qu'il disparaisse bientot.

Le plus tragique exemple de societe post-industrielle, c'est un territoire qui semble avoir pris forme sous les crayons d'Enki Bilal.Le meme flou chancelant, les memes images que rien n'explique plus,les memes regards battus.

A Kungrad, chameaux et dromadaires deambulent en plein blizzard a cote de la voie ferre,saignee de fer dans la ville.En cette saison le soleil n'est qu'un souvenir, et la neige en croutes glacees ou en poudre volatile, d'une facture douteuse, prend bientot la couleur etouffante du brouillard.C'est un degrade(aucun mot ne convient mieux a la region que celui-ci) de tous les gris possibles.

Forte presence de boue et vomissures de sable du desert qui sourd partout.De fait le Karakalpakistan est deja un grand desert, acheve dans la moitie Nord, en devenir plus au Sud.Malgre l'humidite hivernale, malgre l'air moisi, ce pays presente les sequelles d'une dessication-planifiee, bien que le but ait ete le contraire-, et se retrouve a l'etat de carcasse assoifee.La mort par assoifement est lente et peut-etre une des pires agonies.
Il y un temps -les annees 60 et 70- ou la politique brejnevienne du Gosplan et des "Terres vierges", souleva l'economie du Karakalpakistan, mais ce n'etait que pour mieux retomber.

A Nukus, la capitale de la republique autonome, vegete,se sachant condamnee comme tout le reste du pays.Elle se vide petit a petit.Sifflets macabres travers les vitres brisees des immeubles administratifs demesures.

Heureusement que j'ai autour de moi cette famille Talycho(une ethnie iranienne d'Azerbaidjan)-Karakalpak, qui revient d'un mariage a Tashkent et resonne encore des chants nomades de fete.Les Karakalpaks etaient un peuple proche des Kazakh, nomades eleveurs ou pecheurs, avant leur sedentaristaion forcee dans les annees 30.

C'est la deuxieme mort de leur culture:apres avoir perdu leurs traditions, ils perdent maintenant leur sante et leur vie.Il y a tout les maux au Karakalpakistan: maladies respiratoires, faiblesse imunologique, radioactivite elevee,alcoolisme, grand choix de cancers... La plupart des femmes enceintes accouchent prematurement.Quant a moi j'ai mal a la tete depuis que je suis arrive et j'ai constamment envie de dormir. "


Moynaq, c'est un voyage qu'on ne souhaite a personne.Peut-etre l'endroit le plus deprimant du monde.Ancien grand port de la mer d'Aral, il fait maintenant face de tous cotes a des centaines de kilometres de steppe dessechee.
Une ville fantome... on les entend gemir dans les buissons piquants.

Il n'y a plus de sens aucun ici.La seule direction possible est le replis...ou la stagnation.Le bout du monde, le vrai.

Avec Dusunbaev, le Kazakh qui m'a aide lorsque je suis arrive dans le froid mortifere de la nuit et chez qui je suis Qunaq(hote), nous marchons sur le sol peu ferme, le fond de la mer.Plus beaucoup de bateaux echoues, l'ex-usine mettalurgique les a presque tous demantele et fondu.Le gouvernement voudrait en plus effacer sa memoire... manifestation d'impuissance face au desastre.Que restera-t-il de ce pays dans dix ans?Un blanc sur la carte, un vide toxique plus grand que trois fois la Suisse.

A Moynaq, une bonne partie de la population a la tuberculose.Ca n'est pas tout:en 1997 deja, 70% des habitants presentait des symptomes "pre-cancereux".L'ile de Vozozhdreniye, au milieu de l'Aral, a ete une base de stockage de dechets nucleaires et de germes bacteriologiques de l'URSS.De presqu'ile, elle est maintenant completement rattachee a la terre, libre aux oiseaux et chacals survivants de ramener vers les villages maux en tout genres.La mer quant a elle, est devenue tellement salee que seules les crevettes microscopiques et autres crustaces incolores l'occupent encore.

Triste bout du monde.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Denise et moi suivons ton voyage avec grand intérêt. Je lui imprime régulièrement tous tes textes. Nous te souhaitons une heureuse et bonne année qui doit voir ton retour.
Tes grands parents